Un questionnement m’occupe beaucoup et, de manière latente, m’angoisse depuis quelques mois. J’ai mis des semaines pour décider où j’emmènerai ma sœur pour son week-end anniversaire des 50 ans. Je ne savais pas où j’avais envie d’aller.

Rien dans le monde, aucun paysage, aucun monument, aussi beau soit-il, ne parvient plus à déclencher le désir de partir. Les mots d’invitation au voyage me parlent et même me caressent, rouvrent des pages enfouies au fond de la mémoire de mes désirs. Je constate qu’une flamme s’est éteinte. Je ne sais pas si je dois le regretter.

Je crois que pendant longtemps, j’ai connu le besoin viscéral de mouvements et de découvertes. J’ai toujours aimé les heures d’attente dans les halls de toutes sortes, les heures en vol, en train. Ces moments en creux qui génèrent une forme de huis clos avec soi même. C’est certainement pour cela que j’ai aimé « Lost in translation ». Le film m’a replacée dans cette disposition particulière de l’âme en transit, à la fois disponible et en suspens, ici et déjà ailleurs, dans cette fraternité temporaire avec les autres voyageurs, dans cette communauté d’un destin brièvement partagé et qui pourrait même nous être fatal. Je crois que je l’ai déclaré très tôt : « Quand je serai grande, je voyagerai. » J’ai voyagé.

Trois amis sont venus le mois dernier et m’ont emmenée à Dougga. J’ai contemplé le vert sombre des oliviers en boule au dessus du vert tendre du blé en herbe sur le flanc de la colline — l’image s’est installée en fond d’écran de mes pensées —. J‘ai apprécié la majesté des édifices, j’ai écouté avec attention les propos de notre vieux guide, j’ai souri beaucoup à l’observer conter parfois, et réciter souvent, j’ai aimé nous sentir ensemble dans cette déambulation. Pourtant la question surgissait sans cesse : mais pourquoi donc suis-je là ? Était-elle générée par la douleur sourde qui envahissait peu à peu mes membres ou par l’anticipation de l’angoisse du retour ou par le sens que je cherchais à des voyages futurs que cette petite expédition symbolisait ? J’étais à Dougga dans un lieu de toute beauté. Mon mal-être emplissait toute ma tête.

J’ai toujours détesté les lieux encombrés de foule. Cela contribue pour partie à ma désaffection. Je n’aime pas l’idée de participer à ce grand manège touristique, la sensation de me fondre dans ces fleuves d’humains qui affluent sur un site, s’en approprient les images et probablement un peu de la force, puis refluent. D’aucuns seraient tentés d’y voir du mépris. Je ne crois pas que c’est le cas. Il y a un peu de nostalgie de ces temps de voyage que je vivais comme des aventures. Et surtout une grande lassitude. Je dois dire aussi que mon expérience d’expatriée volontaire à modifier mon rapport aux lieux et aux gens qui en sont. Je me sens étrangère ici et en France. Étrangère au monde.

Le samedi suivant, j’ai visité les ruines de Carthage avec un guide passionné de son histoire. J’avais déjà tout vu, mais lui a raconté, nous a embarqués pour un voyage singulier dans le temps. Les ruines n’en étaient plus. Nous avons flatté les éléphants d’Hannibal. Nous avons mesuré l’iniquité des historiens romains qui ont convaincu le monde de la monstruosité des Phéniciens qui sacrifiaient des enfants — d’après le guide, une pure invention pour nuire à leur réputation —. Nous avons vécu l’ensevelissement de la culture punique. Nous avons suivi méthodiquement le chemin des baigneurs aux thermes. Nous avons été phéniciens, puis romains…

Je suis consciente que ce que je viens d’écrire, la manière dont je l’écris, contredit ce qui précède. Je crois que mon esprit renâcle, refuse de renoncer à l’exaltation. Alors je me gave de sensations immobiles. J’explore la méditation, l’hypnose. J’ai renoué avec la quête spirituelle à laquelle je m’étais soustraite, absorbée que j’étais par l’action. Je ne me lasse pas de contempler les choses à portée de regard, de m’emplir de la lumière tendue et généreuse de cette Tunisie où j’ai déposé mes valises.

La pensée se substitue au mouvement. Je ne sais pas si je dois m’en réjouir. La maladie a rétréci mon univers physique, je tends peut-être instinctivement à compenser ce qui ne pourra plus être accompli. Sans joie à cause du renoncement. Mais avec l’avide curiosité qui a toujours été la mienne.