Les mots bleus

Je finis par apprécier les moments que je passe avec Jean-Pierre à la Résidence des Trois Chemins.

Son confort quotidien est assuré par d'autres. J’ai trouvé un rythme qui satisfait mon sens du devoir, sans trop me pénaliser. J’y vais tous les cinq jours. Quand je suis là.

Je connais presque tout le monde, soignants et résidents. Beaucoup m’appellent par mon prénom. Je me suis fait des copines chez les soignantes. J’habite un peu là.

Cela ne se passe pas toujours bien avec lui. Il est parfois agressif ou complètement désespéré ou apathique. Souvent un peu de tout cela à la fois. J’en repars avec le cœur lourd ou presque apaisé.

Quelquefois, je vis des moments d’humanité qui se figent dans mon coeur comme des éclats de lumière.

Chaque mois, on fête les anniversaires des natifs du dit mois. Un goûter karaoké dansant est organisé. Le « passant » trouverait sûrement pathétiques ces gens, la plupart en fauteuil, l’oeil plus ou moins terne, la bouche molle et baveuse, rassemblés dans une pièce pas tout à fait assez grande pour les contenir tous.

Un espace est réservé aux danseurs, une dizaine en comptant les soignants qui évoluent dans un rythme hasardeux, certains « maintenus debout » par leur partenaire, d'autres le regard absent bien que sautillant ou au contraire l’air lubrique les mains cherchant la fesse de celle qui passe à portée.

En novembre, juste avant de partir en Thaïlande, j’ai dansé un après-midi avec Jean-Pierre qui a, jadis, été un grand danseur de salon. Il aime toujours ça. Il adore ça. Sur la piste évoluaient un autre Jean-Pierre et son épouse Simone qui souffre de la maladie d’Alzheimer. Ce Jean-Pierre ne vit pas à la résidence, mais y passe tous ses après-midi. Je les ai très vite remarqués tant on sent entre eux un amour tendre. Il la promène dans les couloirs, il la tient par la main ou la pousse dans un fauteuil. Lorsqu’ils participent à une activité, ils s’enlacent souvent. Ils s’embrassent sur les lèvres gentiment. Nous n’avons jamais vraiment discuté. Nous nous saluons quand nous nous croisons. Et je les observe avec de l’envie, du respect.

Ce jour-là en novembre, Simone allait bien. Elle se suspendait à son cou, il la tenait serrer contre elle et ils tournaient tout délicatement sur eux-mêmes. À côté d’eux, je répondais aux hésitantes sollicitations rythmiques de Jean-Pierre qui les yeux rivés au sol m’embarquait dans des combinaisons de passes bien trop compliquées. Qu’importe, nous dansions dans un certain bonheur tous les quatre devant notre assemblée de vieillards avachis.

À mon retour de Thaïlande, j’ai assisté à un autre de ces après-midi dansants. J’étais bien mal en point moi-même, engoncée dans mon corset. Mais Jean-Pierre était si heureux de danser que je suis engagée sur la piste avec lui. Très vite, j’ai compris que son état à lui s’était détérioré. Il déplaçait ses pieds avec beaucoup de difficultés. On ne pouvait plus parler de rythme. Nous nous déplacions lentement, sa tête contre mon épaule. L’autre Jean-Pierre était assis à côté de Simone à droite de l’écran projeté sur le mur sur lequel on pouvait suivre le texte des chansons. À aucun moment, ils n’ont rejoint la piste. J’en ai déduit qu’elle n’allait pas bien.

J’ai entendu les premières notes « Des mots bleus » et j’ai d’abord souri. J’aime cette chanson, mots et mélodie. Surtout elle évoque une certaine période de ma vie. Je me revois la chanter à tue-tête dans ma voiture sur la route de Thann à Mulhouse. Je venais de me séparer d’un certain Olivier. Le soleil se levait sur Mulhouse. Je ressentais un mélange de rage et d’excitation. Je tournais le dos à cette aventurette en rêvant de la prochaine qui serait plus grande et plus exaltante.

Peu de temps après, j’ai rencontré Jean-Pierre.

Les paroles « Des mots bleus » défilent sur le mur de la salle commune de la résidence des Trois Chemins et je les chante. Dans mes bras un vieil homme chancelant que j’ai follement aimé, qui m’a durement blessée, auquel j’ai pardonné, que j’accompagne vers sa fin avec amour – je peux l’aimer, il est si vulnérable, il ne peut plus me faire mal. Je tourne avec lui et les mots envahissent ma conscience :

Les mots qu'on dit avec les yeux
Toutes les excuses que l'on donne
Sont comme les baisers que l'on vole...

Je lui dirai les mots bleus
Ceux qui rendent les gens heureux
Une histoire d'amour sans paroles
N'a plus besoin du protocole
Et tous les longs discours futiles
Terniraient quelque peu le style
De nos retrouvailles

Les larmes me montent aux yeux. Dans le demi-tour, je croise le regard du Jean-Pierre de Simone. Lui aussi, il pleure. Il tient Simone dans ses bras. Et il pleure en silence.

Il n’a pas détourné les yeux. Nos larmes se sont mêlées dans un commun chagrin.

Je pleure en écrivant. Je n’arrive pas à organiser les mots pour dire l’émotion qui m’a envahie : l’amour, le gâchis de l’amour, une vérité inaccomplie, les regrets, l’absence d’espoir, la déliquescence des vies finissantes, la souffrance muette dans les regards, l’envie que m’inspire l’amour de Jean-Pierre pour Simone, son abnégation à lui présent chaque jour auprès d’elle, son abandon confiant à elle...

La chance d’être là. Pour vivre ça.